Chapitre 34
Je trouvai Kristof de retour dans son bureau, cette fois seul et en train de travailler dur, ce qui semblait l’excuse parfaite pour m’esquiver et aller trouver un autre médiateur. Mais comme toujours, il devina ma présence dès mon arrivée et me rappela quand je voulus me retirer. Son accueil se refroidit quelque peu quand il comprit que je venais pour affaires.
Bien sûr, il fallut que je lui raconte tout, et cette confession fut dix fois plus difficile qu’avec Trsiel. Malgré ce qu’il me coûtait d’avouer à Kristof que j’étais retournée interroger Ross sur l’amulette en dépit de tout ce qu’il m’avait dit, le plus douloureux fut son expression : une douleur brute, mais pas la moindre trace de surprise.
Quand j’en eus fini, je restai plantée là, la bouche toujours à moitié ouverte, avec tant de choses à dire mais incapable de façonner les pensées en mots. Tout ce qui sortit fut : « J’ai tout fait foirer, Kris. »
Pendant une minute, il se contenta de me regarder, sondant mon regard. Puis il hocha légèrement la tête.
— Alors voyons ce qu’on peut faire pour réparer ça, murmura-t-il.
Dantalian parut quelque peu contrarié que nous ayons fait appel à des services de négociation professionnels. C’est tellement plus marrant de traiter avec des amateurs.
— Donc, vous voulez savoir ce que cherchait la nixe, dit-il sur un ton qui confinait à l’ennui.
— Ça, nous le savons, répondis-je. L’amulette que vous avez conçue pour lord Glamis.
Après une pause, il reprit, l’air beaucoup plus intéressé à présent.
— Maligne, la morveuse. Vous avez bien fait vos devoirs. Donc vous savez qui je suis ?
— Dantalian, Maître de la Transmigration, duc de Baal.
Un vent tiède encercla mes jambes, mon corps, mon cou, puis s’éloigna. Je savais qu’il était toujours là, sans doute en train de planer juste en face de moi.
— Redites-moi ça, murmura-t-il.
— Dantalian, Maître de la Transmigration, duc de Baal.
— Hmmm, oui, ça fera sans doute l’affaire. Le degré de déférence n’est pas tout à fait approprié, mais vous ne me manquez pas de respect pour autant. En tout cas, c’est mieux que de me lécher les bottes. C’est ce qu’elle a tenté de faire quand elle est revenue.
— La nixe ? Elle est revenue ?
— Évidemment. Après avoir rectifié son attitude.
— Ah.
Il éclata de rire, et un souffle de chaleur me balaya.
— C’était exactement ma réaction, morveuse. La seule chose qui soit pire que la flagornerie, c’est celle qui est feinte. Comme si j’étais un crétin de tyran vaniteux, disposé à exaucer n’importe quel vœu en échange de quelques caresses à mon ego.
— Vous l’avez renvoyée ? Alors elle va revenir. Tout ce qu’il nous reste à faire, c’est attendre…
— Ah, mais je ne l’ai pas renvoyée. Qu’y aurait-il de marrant là-dedans ? Il valait bien mieux que je la mette sur la bonne piste… avant de vous envoyer à ses trousses.
— Génial, marmonnai-je. Elle a combien d’avance sur nous ?
— Une demi-journée. Ce qui poserait problème… si je l’avais envoyée au bon endroit. Une petite leçon d’humilité pour un lutin qui en a cruellement besoin.
— Et maintenant, vous allez nous dire où la trouver.
— Certainement… mais je crois qu’il était question de marchandage ?
— Pas maintenant, dit Trsiel en s’avançant. Vous venez d’admettre que vous comptiez nous lancer sur une piste, alors nous n’allons certainement pas marchander pour…
Je levai la main pour l’interrompre, puis le regardai.
— Je préfère marchander. Autrement, je lui dois un service.
Kristof passa ensuite par les rituels officiels visant à tester la sincérité d’un démon, pour s’assurer que Dantalian n’allait pas nous faire la même chose qu’à la nixe. Dantalian s’y prêta avec la patience exaspérée de quelqu’un qui voit un caissier d’épicerie examiner sa monnaie pour décider si elle est authentique.
— Je veux deux choses, dit Dantalian quand Kristof en eut fini. D’abord, vous allez vous assurer que votre nixe sache que je l’ai volontairement lancée sur une fausse piste. Sinon, sa leçon est incomplète.
— Adjugé, répondis-je. Et la deuxième partie ?
— Hmmm, la deuxième… J’y travaille encore. Accordez-moi quelques instants.
Je soupirai.
— Impatiente… ou avide de reprendre la chasse ?
La voix de Dantalian parut jaillir de tous côtés. Je regardai autour de moi, m’efforçant de la localiser, mais il se contenta de glousser de rire. Ni Trsiel ni Kristof ne parurent le remarquer.
— Ils ne m’entendent pas, dit Dantalian. Cette partie de la négociation ne concerne que vous et moi. Je dois admettre que voir une semi-démone m’a rappelé au moins un des plaisirs de la liberté qui me manquent. Il y a plus de cinq cents ans que je n’ai pas moi-même engendré de morveux.
— Hum. (Je formulai cette réponse mentalement, comme je l’avais fait avec Trsiel.) Je ne peux pas vous aider sur ce point. Je ne suis pas un fantôme reproducteur.
— Ah, mais la transmission de mes gènes n’est pas la seule chose qui me manque. (Des vrilles de chaleur glissèrent le long de mon bras nu, comme des doigts caressant ma peau.) L’acte lui-même n’était pas des plus déplaisants. Bien sûr, il faudrait que j’habite une forme plus accueillante. Peut-être que votre amant ne verrait pas d’objection à prendre une part plus… active dans la négociation.
Je relevai vivement la tête. Kristof me regarda quand je sursautai, mais se contenta de hausser les sourcils sans un mot.
Dantalian éclata de rire.
— Votre relation est évidente à toute personne qui possède des yeux, ainsi qu’à la plupart de ceux qui n’en possèdent pas. Que dites-vous de ce marché-là ? M’autoriser à prendre possession de son corps et à bénéficier des avantages d’une forme plus physique ?
— Ce qui nous conduit tout droit à l’option numéro deux…
— Eh bien, je vois là une autre option juste à côté de la première. L’ange. Je pourrais…
— Non.
Il gloussa de rire.
— Vous n’allez même pas m’écouter jusqu’au bout ? Ou vous craignez, si vous le faites, que l’offre se révèle plus alléchante que vous voudrez l’admettre ? Il est intrigant, n’est-ce pas ? Tellement âgé mais tellement puéril par bien des aspects, un enfant adorable, perdu et séduisant. Dans quelle mesure est-il un enfant ? (Nouveau gloussement.) Je suis sûr que vous vous êtes posé la question, vous aussi.
— Vous êtes en train d’essayer de me tenter ? demandai-je. Ou juste de me foutre en rogne ?
Kristof me regarda.
— Il en est déjà arrivé à la partie sexe, ou il y vient progressivement ?
J’éclatai de rire. Trsiel s’approcha de moi, ouvrant de grands yeux.
— Qu’est-ce qui se… ?
— Dantalian est en train de tenter des négociations privées avec Eve, répondit Kristof en étouffant un bâillement. Des négociations d’une nature non moins privée, j’en suis sûr.
Les joues de Trsiel s’empourprèrent.
— Ce n’est pas… il ne peut pas…
— Oh si, il pourrait, mais il ne va pas le faire. Et avant de vous offusquer, Dantalian, ne le prenez pas personnellement. Beaucoup ont essayé, aucun n’a réussi. Eve ne se prostitue pour aucune cause.
— Tout ça ne mène nulle part, dit Trsiel. Demander des relations sexuelles… ? S’il ne trouve rien de mieux que ça…
— Ah, parce qu’il existe mieux que ça ? demanda Dantalian. Mon cher enfant, votre innocence commence à se voir. Vous devez bien…
— Ne faites pas attention à lui, dis-je. Il n’est pas question de sexe, mais de semer le chaos. Le sexe n’est qu’un outil permettant d’y parvenir. S’il était un homme, il me demanderait d’aller trancher quelques têtes en son nom. Même destination, chemin différent.
— Vous préféreriez trancher des têtes ? murmura Dantalian. Je n’y avais pas réfléchi, mais oui, maintenant que vous en parlez, je vois en quoi ma requête peut être considérée comme déplacée pour une femme de votre nature. Trancher des têtes serait davantage dans votre style, alors peut-être…
— Pas de têtes tranchées. Pas de bagatelle. Je ne vais rien faire qui vous permettrait de prendre votre pied… de quelque manière que ce soit.
Il y eut un silence.
— Eh bien, ça limite les choix, non ?
— Eve…, dit Trsiel.
Quand je me tournai vers lui, il désigna la porte d’un signe de tête. Je regardai Kristof. Il leva discrètement un doigt pour me demander d’attendre.
— Ce sont ses termes, dit Kristof. Elle ne fera rien qui provoque le chaos. Si vous jugez que c’est inacceptable, alors je crains que nos négociations…
— Elle viendra me rendre visite, répondit Dantalian.
Je me tournai dans la direction dont provenait sa voix en fronçant les sourcils.
— Il ne me reste que quelques années à purger. Elle me rendra visite une demi-journée chaque mois jusqu’à ce que ma peine se termine.
— Si ça nous ramène dans la direction du sexe…, commençai-je.
— Pas du tout. Je ne demande qu’une visite.
Trsiel se retourna tandis que la voix de Dantalian flottait près de moi.
— Afin que vous puissiez lui cracher du poison dans l’oreille ? Essayer de la convertir à vos…
— Mœurs démoniaques ? (Dantalian éclata de rire.) Que de mélo. Vous aimez les histoires, dites-moi, Trsiel ? L’ange guerrier vertueux et le vil démon qui se battent pour l’âme de l’innocente. Mais elle n’est pas si innocente. Et vous n’êtes pas si angélique. Peut-être que je ne suis pas si démoniaque. Mais ça gâcherait une bonne histoire, hein ?
— Il ne va pas essayer de m’attirer du côté obscur, Trsiel, dis-je. Pas plus que vous ne pouvez m’attirer vers la lumière. J’aime être là où je suis. (Je lançai un coup d’œil dans la direction de Dantalian.) Une fois par an.
— Tous les deux mois.
— Alors rien qu’une heure. Une heure tous les deux mois ou une demi-journée tous les six.
— Une demi-journée tous les six mois.
Je me tournai vers Kristof. Il hocha la tête et je lui fis signe de commencer la cérémonie rituelle qui lierait chacun d’entre nous à sa part du marché.